Et si on parlait autrement enfin du voile, du foulard et de bien d’autres signes?

Réflexions et propositions de femmes engagées dans l’éducation permanente, les mouvements sociaux et la formation Synthèse de Majo Hansotte – octobre 2009

1. Il est urgent de changer de cadre
2. Un climat désastreux!
3. Le déni des enseignants, des éducateurs et des animateurs
4. Les enjeux de l’école et de l’éducation pour les femmes? et les hommes!
5. Faire société: un défi permanent!
6. Des méthodes et des démarches transitionnelles: une prospective

1. Il est urgent de changer de cadre

Le texte qui suit est issu de réflexions et d’échanges de femmes engagées dans l’associatif, l’éducation formelle et non formelle, la solidarité internationale, les mouvements sociaux: des femmes liées à de multiples courants philosophiques et politiques. Le propos synthétise plusieurs moments de réflexions, de recherches, de propositions. Et la synthèse proposée ici sera relayée auprès de différents responsables politiques ou publics, par celles d’entre nous qui le voudront, à titre personnel ou plus institutionnel.

Nous sommes très inquiètes de la tournure que prend dans l’espace public la question du voile ou du foulard. On assiste à une véritable polémique allant dans tous les sens, où l’on voit s’affronter affirmations péremptoires contre affirmations péremptoires. La polémique est globalement monopolisée par des opinions très tranchées ou par des mouvances idéologiques et des lobbies divers,sans doute légitimes puisque le débat fait partie de la vie démocratique, mais qui ont pour effet d’étouffer la voix des éducateurs de terrain, d’envoyer aux oubliettes les témoignages du monde de l’éducation. Est-ce vraiment à travers ce débat bruyant et très médiatique que l’on va résoudre les difficultés concrètes?

Nous reprendrons ici les éléments problématiques et même très graves qui caractérisent cette polémique selon nous et nous proposerons une autre façon d’aborder la question. «Non, le caractère religieux des signes n’est pas seul à l’origine des problèmes vécus dans les écoles en lien avec le foulard ou voile: les problèmes sont liés aussi à d’autres facteurs. Oui, il y a moyen d’associer un objectif de mise en suspens des signes et de garantir en même temps un accès pour toutes à l’éducation». A condition de définir autrement le cadre de réflexion!

2. Un climat désastreux

Le climat dans lequel se déroule cette agitation ne paraît pas susceptible de faire évoluer les choses dans le bon sens. On assiste à une judiciarisation du problème – sans qu’on sache exactement combien de personnes sont derrière les plaintes – avec recours au Conseil d’État, procès et compagnie, ce qui n’a jamais été la meilleure façon d’amener un changement constructif. La suspicion est au centre des discours. L’argument principal de «l’accusation» est le suivant: pour des raisons de concurrence, beaucoup d’écoles, soucieuses de ne pas perdre de clients, ont décidé d’interdire le port du voile et du foulard, ce qui a eu un effet «boule de neige». Une telle lecture est réductrice, voire insultante pour bon nombre d’écoles, et surtout elle passe complètement à côté des défis très complexes et exigeants auxquels les enseignants et éducateurs sont confrontés.

Toute cette croisade contre ou autour de ce qui est défini comme «l’interdit des signes religieux» nous entraîne régulièrement aussi dans une casuistique absurde, où il serait question, pour être équitables, de traquer les bijoux en croix ou la main de Fatima autour du cou, les médailles aux oreilles et les crucifix qui subsistent et font bien souvent partie du décor… bref on nage en pleine «absurdité», loin, très loin des réalités… Le problème en effet n’est vraiment pas là! Et surtout ces fameux débats cumulent les malentendus et les contresens, avec des conséquences qui s’annoncent désastreuses pour les jeunes de milieux populaires prioritairement, pour leurs éducateurs ou professeurs ensuite et pour nous tous et toutes également!

Le tapage est tel qu’il est d’abord en train de produire entre les communautés musulmanes et les autres membres de la société wallonne et bruxelloise un grave malentendu, totalement injustifié, mais qui aura un impact très négatif en matière de solidarité, particulièrement en période de crise…

Ainsi à force de crier à l’interdit, on en vient à imposer une idée fausse selon laquelle la Communauté française de Belgique serait gravement intolérante à l’égard des Religions et pratiques religieuses, alors même que c’est exactement le contraire. Chaque citoyen qui est en situation et en obligation de payer des impôts, à Bruxelles et en Wallonie, sacrifie une part de ses revenus pour permettre un important soutien public à l’égard des principaux cultes et des différentes confessions, soutien que l’on retrouve dans très peu de pays sur cette planète: citons, entre autres, le financement des Ministres des Cultes, des lieux, des associations en lien avec ces cultes, et surtout la possibilité pour chaque jeune dans l’enseignement officiel d’avoir accès à un cours confessionnel de son choix? Familièrementdit, la Communauté française est un véritable «paradis» pour le fait religieux! On peut certes regretter que des confessions aient attendu plus longtemps que d’autres et on peut savoir que certains espèrent une évolution dans les répartitions, mais fondamentalement, il est difficile aujourd’hui d’aller encore beaucoup plus loin dans l’investissement général. Un tel tapage autour de ce qui est souvent présenté comme un «interditconfessionnel» a donc quelque chose de profondément injuste à l’égard des pouvoirs publics et des contribuables et l’on entend un peu partout s’exprimer chez les citoyens les mieux intentionnés un découragement

Au-delà de ce malentendu lourd de conséquences pour un avenir interculturel, plus fondamentalement encore, la façon dont la difficulté est abordée nous paraît problématique. L’on nous répète en effet de la part d’acteurs politiques ou autres, très bien intentionnés par ailleurs, qu’existe un risque de voir dans les quartiers concernés de Wallonie et de Bruxelles de nombreuses jeunes filles disparaître dans des réseaux d’enseignement islamiste, qui pourraient être, dans un avenir plus ou moins proche, financés par l’Arabie Saoudite. Bien sûr, nul n’ignore que les monarchies du Golfe, grâce à leurs pétro-dollars, soutiennent au Maroc, en Europe et ailleurs des lieux culturels ou de culte, des imams, des événements, des activités, des publications… pour promouvoir le wahhabisme. Mais est-il pertinent d’agir sous la menace et la peur? Rien n’obligera d’ailleurs la Communauté française à reconnaître de telles écoles. Mais d’abord et surtout, n’est-il pas désobligeant, à l’égard de nombreux parents comme à l’égard de différents courants de l’Islam, autrement respectueux du droit des femmes et des principes démocratiques, d’aller aligner notre démarche sur une pression supposée du wahhabisme, un courant de l’islam lié à des régimes totalement non démocratiques et cruels à l’égard des femmes? Car il existe bien d’autres façons d’envisager les choses au sein de l’islam, des façons de voir bien plus ouvertes et plus favorables à l’autonomie des femmes notamment, l’exigence du voile et du foulard ne figurant pas textuellement, on le sait, dans le Coran.

Adopter une pareille position de repli nous parait inopportun, car cela conforte l’idée d’une opposition entre les valeurs occidentales et le reste du monde, alors même que la question de l’émancipation des femmes est transculturelle: c’est une question mondiale! S’impose une vigilance combative face à toutes les habitudes ou à tous les pouvoirs qui maintiennent les femmes dans un enfermement ou qui limitent leurs droits à la découverte et à l’autonomie: traditions du monde du travail limitant l’accès des femmes aux fonctions les plus hautes, traditions politiques de méfiance à l’égard des femmes, traditions sociales imposant aux femmes beauté – féminité – sex-appeal, traditions domestiques considérant les femmes comme les seules à devoir assumer les enfants et la maison, traditions patriarcales imposant une hiérarchie entre hommes et femmes, traditions mercantiles faisant du corps de la femme une marchandise juteuse, traditions guerrières violant les femmes pour vider un territoire et imposer la loi du plus fort, traditions religieuses refusant aux femmes le savoir, la visibilité, l’aventure personnelle, traditions culturelles excisant les petites filles et leur refusant le plaisir, traditions machistes considérant la femme comme une subalterne.

Une position basse dans cette histoire est d’autant moins compréhensible chez nous qu’au sein des mouvements d’éducation permanente et dans les écoles concernées, depuis plus de cent ans, des enseignants et des éducateurs ont courageusement combattu un christianisme vengeur et ultra conservateur, opposé aux droits sociaux et aux droits de femmes, et ont réussi à imposer une lecture de l’Évangile compatible avec l’émancipation des femmes et la justice sociale. Pourquoi pas une réussite semblable avec l’islam? Enfin ce «risque» d’un réseau islamiste a-t-il été objectivé? On évoque la France, mais force est de constater que de telles initiatives sont loin d’y être dominantes. Enfin se soumettre à des impératifs de ce type revient à donner un très mauvais signal à des mouvances notamment sectaires, diverses et variées, qui veulent s’imposer dans l’éducation; c’est risquer d’enfermer notre système éducatif dans une dynamique mortifère.

3. Le déni des enseignants, des éducateurs et des animateurs

La polémique très médiatisée est – hélas! – un véritable révélateur ou encore un analyseur: les acteurs de terrain qui ont concrètement en main l’éducation, qui vivent les situations en direct, n’ont quasiment pas droit à la parole, alors même que c’est sur eux et sur eux seuls que repose la pratique quotidienne. Seules les voix instituées comme expertes sont en train de définir publiquement et médiatiquement le problème, révélant une fracture peu rassurante entre élites, ou considérées comme telles, et travailleurs de terrain.

A différents moments néanmoins, là où ils peuvent s’exprimer, des éducateurs ou éducatrices liés à l’éducation formelle (l’école) et non formelle (le champ des associations) témoignent d’un véritable désarroi, conséquence d’une terrible inversion des discours, inversion de plus en plus affirmée dans différents lieux et scènes publiques. L’engagement des éducateurs en faveur des principes démocratiques d’égale liberté des filles et des garçons, de solidarité et de justice sociale, de recherche d’autonomie à l’égard des codes dogmatiques, cet engagement est régulièrement dénoncé dans certains milieux comme insupportablement colonialiste et relevant d’un occidentalisme borné ou narcissique, alors même que la pauvreté, les violences faites aux femmes et le culte de l’argent-roi … qui font très bon ménage avec les régimes du Golfe et le Wahhabisme par exemple … tout cela, contre quoi les éducateurs sont engagés et qui fait tant souffrir les jeunes dont ils s’occupent, tout cela est beaucoup moins évoqué, lorsqu’on débat du rôle de l’école démocratique et des associations dans cette affaire.

C’est le sens du travail éducatif qui est ici menacé: à quoi bon éduquer, si ce n’est plus pour émanciper les jeunes et les initier aux conquêtes démocratiques, dans une perspective ouverte, ambitieuse, qui puisse rejoindre les espérances d’égalité et de liberté des jeunes et des femmes dans le monde, au Sud comme au Nord de la planète? L’accusation de colonialisme à l’encontre des espérances d’égalité entre filles et garçons, entendue régulièrement au sein de certaines mouvances politiques et religieuses, est particulièrement choquante, lorsque l’on se souvient que c’est précisément l’espérance d’égalité entre les peuples et les humains qui a guidé les luttes anticoloniales. Un tel procès encourage l’idée d’un «choc des civilisations», idée très peu opportune.

4. Les enjeux de l’école et de l’éducation pour les femmes ? et les hommes!

L’accès des femmes au savoir s’est accompagné, ici et ailleurs dans le monde, d’une lutte incessante pour vivre une sphère différente de la famille, vivre la possibilité de prendre la parole, d’acquérir des compétences de haut vol et d’envisager une autre destinée que celle de mère de famille pieuse et soumise. Il est important de ne pas oublier combien la distinction entre la sphère de la famille et celle de l’école a été cruciale dans l’émancipation des femmes. Cette distinction a été réellement mise en œuvre par les enseignants, les enseignantes et aussi les formateurs et formatrices de l’éducation populaire, à travers une histoire forte et difficile.

Surtout, il nous paraît de toute première urgence que partout sur cette planète, l’école soit pour les jeunes filles un lieu qui déploie toutes les possibilités d’apprentissage. Rappelons à cet égard des faits inquiétants. L’émancipation des femmes est en partie menacée en Europe, à travers des positions ultra conservatrices grandissantes au sein de plusieurs pays européens. Et sur la planète, les violences faites aux femmes ne cessent de s’aggraver. Face à cela, il nous paraît essentiel de rappeler à nos responsables l’importance cruciale d’une éducation qui ouvre de nouvelles portes par rapport aux injonctions de l’environnement social et culturel.

Nous avons actuellement le sentiment d’un incroyable gâchis, nous qui sommes engagées dans les associations, gâchis dont il faudrait sortir au plus vite. Pourquoi s’enfermer dans un cadre qui oppose à la menace d’écoles islamistes une position de résignation, alors que nous possédons, en Communauté française de Belgique, une véritable mine méthodologique, développée tant dans le champ scolaire que dans le champ associatif? Nous possédons des méthodes et des démarches transitionnelles, qui depuis plus d’un siècle n’ont cessé de s’enrichir, que de nombreux pays nous envient. Ces méthodes et démarches transitionnelles proposent des processus permettant d’accueillir toutes les jeunes filles, de n’exclure personne, en partant de ce que chacune représente, tout en élaborant des cheminements pour avancer vers une évolution personnelle et collective. Les mouvements de femmes en Communauté française sont à cet égard une véritable mine d’or et ont accumulé une expertise immense, mais c’est le cas aussi pour les associations de jeunesse et les pédagogies scolaires ne sont pas en reste non plus.

L’école, si on s’en réfère aux objectifs généraux du Décret définissant les missions de l’enseignement obligatoire, a au moins une double perspectiveet deux grandes orientations sont confiées aux acteurs de terrain: favoriser l’intégration du jeune dans la société, tout en soutenant son développement personnel, et en même temps favoriser chez chaque jeune une démarche critique à l’égard des injonctions de l’environnement proche ou lointain. Les mêmes enjeux sont également à l’œuvre dans les décrets régissant la politique de jeunesse; dont les Organisations de Jeunesse et les Centres de Jeunes. Comment être fidèles à de tels objectifs?

5. Faire société: un défi permanent!

Oui il est urgent de sortir des amalgames et des confusions… Revenons aux réalités!

Il est urgent de repréciser qu’il n’est nullement question d’interdire la manifestation publique des pratiques religieuses et de leurs symboles, ni de contester aux jeunes gens et aux jeunes filles, dans ce qui relève de leur vie personnelle hors école, la liberté de s’habiller comme ils l’entendent et qu’enfin en soi le caractère religieux du foulard et du voile (outre qu’il relève de la tradition plutôt que du Coran en tant que tel) n’est pas fondamentalement ce qui pose problème à l’école!

Les faits dans ce débat médiatique sont constamment mal qualifiés et les prises de position ne font qu’ajouter confusion et brouillard dans une situation déjà très difficile à aborder sur le terrain.

Rappelons rapidement que les écoles maternelles, primaires et secondaires (en charge de jeunes mineurs) qui ont élaboré un cadre normatif autour du port du foulard – avec des variations dans les options prises – l’ont fait souvent après des années d’expérience, non pas parce qu’a priori le voile posait problème en soi (c’est un bout de tissu) mais parce que dans un nombre important de cas, ce port s’accompagnait d’un réseau d’attitudes, de refus, de blocages, d’injonctions entravant gravement pour les jeunes filles concernées l’apprentissage et l’expérience scolaire. Le problème est non seulement de ne jamais pouvoir s’en défaire, même quand les circonstances l’exigent ou le demandent (circonstances qui ne se limitent pas à la gymnastique et à la natation!), mais surtout que le porter entraîne souvent l’interdiction de vivre les mêmes expériences que les autres (dont entre autres les fêtes, soirées, excursions, voyages, stages, échanges internationaux…), expériences festives ou éducatives. C’est bien souvent à la suite de difficultés très sérieuses et récurrentes que des écoles ont été amenées petit à petit à proposer ou à élaborer des dispositions normatives, variables d’ailleurs. Un scénario fréquent: des écoles ont prôné au départ des démarches de négociations, option intéressante en soi, mais dont l’échec, dans un certain nombre de cas (à ne pas généraliser d’ailleurs), a provoqué la mise sur pied d’un cadre normatif plus global; d’autres ont gardé une démarche de négociations, avec rigueur et fermeté.

Dans un certain nombre d’écoles en outre, les cadres normatifs en la matière ont été élaborés en collaboration avec les associations de parents et même le cas échéant avec des délégués étudiants. Ces cadres normatifs d’ailleurs ne concernent pas que le voile mais aussi d’autres attributs, objets et vêtements portés par des jeunes de toutes origines: de plus en plus, des jeunes viennent à l’école avec leur Ipod, leur ordinateur portable pour entre autres entretenir leur désir d’un suivi passionné et quasi permanent avec leurs contacts facebook, leurs consoles, leurs objets familiers…

Une comparaison a toujours ses limites, mais pour éclairer l’enjeu de l’école obligatoire, destinée à des enfants et à des jeunes mineurs, nous prendrons l’exemple du chirurgien ou de la chirurgienne. Lorsqu’une telle personne entre dans une salle d’opération, elle abandonne ses bijoux, les symboles sacrés et autres attributs qu’elle porte habituellement, pour mener au mieux sa mission; et il ne lui vient pas à l’idée de s’interrompre au milieu d’un geste chirurgical pour s’adonner à des prières ou à d’autres rites spirituels. Cette personne également revêt un vêtement totalement réglementaire et identique pour tous. Nul ne songe pourtant à considérer que l’on «interdit» à cet homme ou à cette femme des choix et des signes religieux et nul ne voit dans ce processus une quelconque stigmatisation ou une perte insupportable d’identité: simplement la mise en suspens provisoire des pratiques et symboles fait partie de l’expérience elle-même; elle la rend possible, elle en représente une obligation constitutive. Et c’est à travers cette mise en suspens que la rencontre et la diversité des sensibilités et compétences vont pouvoir jouer à plein. Ce qui est vrai pour la salle d’opération l’est aussi pour une infinité d’autres actions humaines, professionnelles ou bénévoles, dont celles tournées vers l’intérêt général et le bien commun.

D’une certaine manière, il en va de même pour l’école; la sphère de l’école n’est pas la sphère familiale, ni celle du milieu d’appartenance. L’apprentissage scolaire et la socialisation que l’école permet nécessitent de mettre provisoirement en suspens ce à quoi l’on tient peut-être le plus, pour simplement vivre toutes les dimensions de l’apprentissage et en retirer quelque chose: expérimenter de nouvelles postures, de nouveaux choix… Savoir progressivement grâce à l’éducation distinguer les sphères de la vie, leurs registres propres, leurs contraintes diverses; tout cela est essentiel pour l’accès à une égalité des chances, l’accès à des perspectives professionnelles ou de développement personnel et social. Que les jeunes soient incapables d’opérer cette différentiation entre les sphères de la vie les condamne pour l’avenir!

Or la manière dont la vision de l’identité, essentielle, unique, absolue, sacrée est constamment avancée dans cette histoire fait littéralement froid dans le dos; l’identité absolue et intouchable, cela rappelle d’horribles souvenirs. D’autant que lorsqu’on lit les objectifs généraux qui chapeautent le décret «Missions de l’enseignement obligatoire», c’est au contraire la construction d’une identité plurielle qui est confiée à l’école!

Si les jeunes filles concernées n’ont en effet jamais – ou seulement dans des circonstances trop étroites de type «piscine» – l’occasion d’enlever leur foulard ou leur voile en dehors de leur vie familiale, elles se condamnent pour l’avenir à une vie professionnelle réduite et même à une vie personnelle réduite, sans possibilités notamment et entre autres de faire du sport de haut niveau ou de la plongée sous-marine, ou bien de se tourner vers certaines pratiques artistiques: les exemples de perspectives interdites peuvent ainsi se multiplier à l’infini.

C’est à l’école que les filles et les garçons, de toutes cultures et de toutes origines, peuvent, dans de bonnes conditions, comprendre que le voile, les tenues de plage, la casquette… sont provisoirement mis en suspens, parce que les circonstances y invitent ou l’exigent, même si cela est ressenti comme difficile ou frustrant.

C’est cette capacité à opérer une distinction entre les sphères, c’est cette disposition qui est aujourd’hui gravement en crise chez de nombreux jeunes, non pas de leur fait, mais en raison des situations sociales, économiques et du contexte qui leur est imposé. Cela dépasse très largement la seule question du foulard et ce symptôme est inquiétant; pour que les éducateurs et les enseignants puissent y répondre, il faut un réel travail d’analyse et d’élucidation.

Des réponses rapides, prises sous la pression voire dans la peur, ne feront qu’aggraver le quotidien. On peut considérer qu’il s’agit chez de nombreux jeunes d’une difficulté «à faire société», en mettant au dessus de tout des références personnelles ou familiales ou encore des références communautaires; si cet état d’esprit venait à se généraliser partout et même à l’école, lieu de socialisation par excellence, nous craignons de voir se fragiliser pour les générations à venir les principes de solidarité et les exigences collectives qui ont façonné notamment notre sécurité sociale. Il ne s’agit nullement d’anéantir la singularité culturelle ou l’individu, mais bien de les articuler au vivre ensemble.

Nous souhaitons vivement que tous ceux qui ont en charge ce problème ne se laissent pas enfermer par les termes actuels du débat, car ces termes qualifient de manière erronée les réalités de l’éducation et les questions qui se posent aux éducateurs, œuvrant tant à l’école que dans les associations de jeunesse.

Il serait injuste et irresponsable de considérer par exemple que les enseignants et les directions confrontés à des problèmes d’apprentissage et d’implication dans la vie scolaire ont agi par racisme ou sur base d’un a priori borné; dans les écoles travaillant depuis de longues années en milieu populaire, c’est d’abord et avant tout la préoccupation du vivre ensemble et de l’accès des jeunes filles à une égalité des chances qui prévaut. De nombreuses jeunes filles d’ailleurs, que l’on n’entend pas dans le vacarme, trouvent leur compte dans les mesures en place actuellement. A-t-on cherché à le savoir? Quelle perception est majoritaire?

Surtout, il serait irresponsable de déréguler brutalement des dispositions éducatives prises sur base d’un vécuet d’une analyse. Dans la mesure, en effet, où sont concernés par la même difficulté différents signes et attributs et différents comportements, bien au-delà du foulard, chaque école ou chaque association doit pouvoir élaborer, avec des partenaires, des règles qui valent pour tous et toutes, au risque de provoquer entre jeunes de graves tensions. A des chances en effet d’être ressenti comme juste ce qui est requis pour tous et toutes; on ne peut accorder aux unes ce qu’on refuse aux autres. Et voilà une autre grave source d’inquiétude pour les parents, les éducateurs ou les enseignants: que l’école et les associations de jeunesse deviennent otages des exigences particulières de chaque milieu d’appartenance, qu’il s’agisse d’exigences religieuses ou autres,plongeant les équipes pédagogiques et leur direction dans une véritable cacophonie normative, totalement contraire à un apprentissage de qualité, qui fera de l’éducation une mission impossible, et cela plus encore dans les milieux fragilisés.

Ainsi en ce qui concerne les réalités sociales de terrain hors écoles, les animateurs de Maisons de Jeunes ont souvent tiré le signal d’alarme face à l’offensive de certaines mouvances politico-religieuses, dont les jeunes filles sont otages. Dans plusieurs Maisons de Jeunes, on constate souvent une aggravation de leur condition depuis 10 ans, sans que cela émeuve grand monde. De plus en plus, des jeunes filles, ou même des gamines, subissent des pressions dures pour être reconnues comme de «bonnes musulmanes» de la part de leurs frères, des imams, des parents, de leur communauté. S’imaginer toutefois que ces jeunes filles vont pouvoir s’exprimer librement et dire spontanément comment elles ressentent les choses, sans soutien et travail d’accompagnement, est d’une niaiserie invraisemblable pour qui connaît le terrain de près. Depuis trois ou quatre ans environ, il est en outre parfois exigé de toutes petites filles qu’elles portent aussi le foulard ou le voile, à l’école maternelle et primaire: parler de liberté de conviction dans ce cas est pour le moins étrange!

On constate enfin concernant les lieux de loisirs et de participation culturelle, dédicacés à tous les jeunes en principe, financés sur des bases de mixité égalitaire, que dans de nombreux quartiers urbains, mais parfois aussi ruraux, les filles en sont littéralement exclues.

Bien entendu, notre société renforce cela, en ne donnant pas leurs chances aux jeunes de milieux populaires et en multipliant les injustices. Il nous parait urgent de formuler, vis-à-vis des jeunes, des messages non brouillés, de réaliser une transmission des fondements de l’expérience démocratique. Car les difficultés évoquées sont à situer dans un contexte. De nombreux jeunes vivent des situations sociales très dures et sont systématiquement exclus du marché de l’emploi; ils subissent constamment, au sein de leurs quartiers et dans leur vie, des rapports de force injustes. En même temps, au niveau international, les déséquilibres géopolitiques, défavorables à des régions ou pays arabes notamment, jouent aussi un rôle, encourageant chez nous comme ailleurs la diffusion du wahhabisme. A l’heure de la mondialisation, ce qui se passe ailleurs se joue aussi ici.

6. Des méthodes et des démarches transitionnelles: une prospective

Nous souhaitons formuler des pistes prospectives comme conclusions à notre réflexion.

Un préalable: Il nous semble urgent de soustraire fermement les petites filles (du maternel et du primaire) à des injonctions incompatibles avec leur âge, au risque de porter gravement atteinte aux droits de l’enfant.

Nous proposons de privilégier quelques jalons éducatifspour les filles – et les garçons – en âge d’école secondaire:

1. Il est important de préserver l’objectif éducatif amenant les filles – et les garçons – à mettre en suspens, dans le temps scolaire ou éducatif, les tenues et surtout les références qui limitent leur découverte de l’expérience éducative dans toutes ses dimensions.

2. Il s’agirait de garantir en même temps l’accès à toutes les jeunes filles menacées d’une éventuelle exclusion, en mettant en place, en début de scolarité du secondaire, des démarches d’accueil et d’accompagnement, au sein des établissements scolaires mais aussi au sein des associations, en proposant de façon structurée et progressive des méthodes transitionnelles, favorisant le passage d’une sphère de vie à une autre, dans le respect et au sein d’espaces de parole.

Pour ce faire, il serait utile de collecter et de valoriser plus systématiquement qu’aujourd’hui l’immense capital de méthodes transitionnelles, accumulées par les mouvements associatifs, et notamment de valoriser les approches de genre développées ces dernières années au Nord comme au Sud de la planète. Une telle collecte n’a jamais été faite de façon complète et transversale chez nous.

3. Pour élaborer ces dispositifs d’accueil, mettre en synergie l’éducation formelle et non formellereprésenterait une option novatrice; par exemple, mettre sur pied un collectif – méthodes, en faisant appel à un maximum de mouvements de femmes tournés vers l’éducation; en valorisant également l’expérience développée en maisons de jeunes ou en associations de jeunesse, ainsi que dans des projets scolaires, entre autres…

4. Une orientation nouvelle nous semble prometteuse: associer à la construction de dispositifs d’accueil et de transition, en début de scolarité secondaire, les professeurs de Religion islamique (et pourquoi pas les autres?), ceux qui manifesteraient un intérêt et une loyauté à l’égard de cette approche.

5. Pourquoi ne pas favoriser, au cours de l’année scolaire, des moments de «découvertes croisées» des textes sacrés et philosophiquesde différentes cultures? À mener par des professeurs non en charge de cours religieux, mais en charge de cours généraux, de façon à amener un réel accès à la diversité et à la pratique d’une exégèse autonome. Découvrir ensemble ce que les textes disent; ce qu’ils ne disent pas…

6. Il s’agirait aussi d’aborder avec tous les jeunes les réalités géopolitiques internationales, leurs déséquilibres et les affrontements qu’elles provoquent.

7. Enfin, nous soutenons une politique de jeunesse transversale qui valoriserait les instances représentatives de la jeunesse en Communauté française de Belgique, pour avoir des relais permanents avec les réalités et les injustices de terrain et y chercher des remèdes.

N.B: Tout qui se rend régulièrement au Québec sait que les «accommodements raisonnables», évoqués comme solutions, sont loin de représenter une panacée universelle et que les débats sont encore très vifs, la société québécoise étant dans l’ensemble exigeante à l’égard d’une discrétion publique des signes; les applications les plus intéressantes sont celles qui rejoignent les démarches transitionnelles, en ayant comme objectif une intégration pleine à l’expérience sociale. Autre source intéressante de la francophonie: le texte complet des motivations de la Commission Stasi (chargée par Chirac de clarifier la question du voile à l’école mais qui a travaillé bien au-delà); ce texte est riche et intéressant, notamment dans la conscience d’une responsabilité internationale à l’égard des femmes en lutte: chacun se souviendra en effet du cri des jeunes iraniens et iraniennes lors des manifestations «Avec Moussavi, sans le voile!»

P.S

Quelques méthodes à déployer: à titre d’exemples, autour de la nécessaire distinction des sphères, des démarches de terrain ont été menées, il y a quelques années, dans le champ de l’éducation non formelle, à travers des mises en situations concrètes. Ainsi a-t-on fait vivre une scène de tribunal où des jeunes, accusés injustement pour un délit non commis et par ailleurs défenseurs ardents des Palestiniens, – ce qui est leur droit le plus strict – se voyaient confrontés à un juge portant la kippa ou la coiffe des juifs orthodoxes. De même, ont été simulées des situations de classes où les professeurs arrivaient tantôt avec la kippa évoquée plus haut, tantôt avec une tenue ecclésiastique de haut niveau, tantôt en moine bouddhiste, etc.: chaque fois, les jeunes en ont ressenti un grave malaise. Bien sûr, il s’agit là de rôles incarnant l’autorité, qui ne peuvent être confondus avec la posture de l’étudiant, mais précisément cette posture d’autorité face aux jeunes rend d’autant plus sensible et douloureuse la confusion des sphères et permet de vivre de l’intérieur l’importance du principe de séparation en démocratie. De telles confusions au niveau de la justice en particulier aggraveraient en effet ce qui est déjà vécu par certains comme une justice de classe ou une justice de pronostic ethnique (c’est-à-dire une justice moins optimiste dans ses pronostics de réhabilitation quand il s’agit de jeunes liés à des «ethnies»).

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