Autrefois abandonnées avec mépris aux seul(e)s militant(e)s et penseurs (penseuses) indépendant(e)s du féminisme, les études consacrées au genre sont aujourd’hui entrées dans la pratique universitaire. Parmi ces recherches, l’enquête Newtonia porte sur l’évolution actuelle de l’accès des jeunes femmes aux études universitaires de sciences et de sciences appliquées. (informations complètes: www.ulb.ac.be/newtonia et en particulier, l’article «L’accès des jeunes femmes aux études universitaires scientifiques et techniques.»).
Le 20 avril dernier, à la Maison de l’UAE le professeur Pierre MARAGE de l’Université Libre de Bruxelles faisait une conférence intitulée: «Femmes et sciences: stéréotypes et réalités» expliquant les principaux résultats de cette enquête.
Nous souhaitons mettre ici en évidence un point qui a particulièrement attiré notre attention: il semblerait qu’un même phénomène social d’infériorisation soit à l’oeuvre simultanément à l’encontre des enfants issus de milieux sociaux moins cultivés, moins riches, par rapport à ceux des milieux dits favorisés et à l’encontre des filles par rapport aux garçons.
Ce phénomène conduirait les uns et les unes vers des études moins valorisées, et vers des professions moins prestigieuses (voire en baisse de prestige, comme les professions de soins et services aux personnes, des secteurs: santé, enseignement, justice?) et moins bien rémunérées.
L’exposé du Professeur Marage montre qu’il existe deux facteurs de sélection et d’orientation.
Au-delà des préférences individuelles, le choix des filières scientifiques à l’université est fortement déterminé par les options suivies dans l’enseignement secondaire. 54% des garçons s’inscrivant à l’université sont issus des options «math. fortes», et seulement 36% des filles.
Or les choix d’options dans l’enseignement secondaire sont massivement déterminés d’une part par l’origine socioculturelle, d’autre part par le sexe. C’est ce que révèle la figure qui suit. Elle présente, pour les étudiants qui s’inscrivent à l’université, la proportion des élèves issus des options «math. fortes», selon le type de famille et selon le sexe.
Sexe Barres noires: les filles Origine familiale Secondaire: aucun des parents n’a fait d’études supérieures |
On observe que le recrutement des options «math. fortes» est très lié à l’origine socioculturelle. Quand l’un au moins des parents a fait des études universitaires, plus de 60% des garçons s’inscrivant à l’université ont suivi une option «math. fortes» dans l’enseignement secondaire, alors que cette proportion tombe à 40% pour les familles où les parents n’ont pas fait d’études supérieures (Outre le niveau des diplômes des parents, d’autres critères de nature sociologique ont également été considérés dans l’étude pour catégoriser les familles).
On reconnaît ici un phénomène bien connu: ce sont les familles privilégiées sur le plan socioculturel, celles qui sont les mieux informées sur le fonctionnement du système scolaire et universitaire, qui envoient de préférence leurs enfants vers les «options fortes», les y soutiennent, insistent pour qu’ils s’y maintiennent, même en cas de difficultés passagères.
Or, de nos jours, ces options sont principalement les options «maths fortes» (ce sont elles qui, de l’avis de nombreux élèves, et de professeurs, bénéficient «des meilleurs profs»). Et si des connaissances mathématiques de base sont une exigence préalable pour la poursuite fructueuse d’études dans diverses disciplines, les compétences en mathématiques assurent clairement aujourd’hui le rôle de sélection, notamment sociale, jadis tenu par les langues anciennes.
A cette sélection selon l’origine socioculturelle s’ajoute une sélection selon le sexe: la proportion de filles issues des options «math. fortes» est nettement plus faible que celle des garçons dans toutes les catégories de familles.
Ainsi lorsqu’on compare les extrêmes de ce graphique on voit que 60% des garçons issus de familles «universitaires» sortent de «math. fortes», alors que c’est le cas pour à peine 30% des filles issues des familles dites «secondaires» (celles où aucun parent n’a fait d’études supérieures. De plus, 70% des familles qui ont un ou plusieurs enfants en âge de fréquenter l’université sont des familles dites ici «secondaires»).
La concordance des deux effets: le milieu socioculturel et le sexe, montre que des mécanismes sociaux sont à l’oeuvre au-delà des préférences individuelles, dans les choix des options prises dès l’enseignement secondaire.
La valorisation marquée des options «math. fortes» par les familles socialement et culturellement favorisées montre que la sous-représentation des filles dans ces filières n’est pas le simple résultat des tempéraments plus «littéraires» attribués aux filles, ou de leur éventuelle incapacité «neurophysiologique» à dominer les matières mathématiques et abstraites (Il faut savoir que, dans toutes les filières universitaires, les taux de réussite des filles sont plus élevés que ceux des garçons, qu’il s’agisse des filières à tendance mathématique où les filles sont peu nombreuses – Sciences, Sciences appliquées, École de Commerce -, ou de la Médecine et des filières «littéraires» où les filles forment la majorité des étudiants.)
Globalement, plus une filière est «masculine», plus le recrutement y est issu de milieux sociaux plutôt privilégiés, alors que les filières les plus «féminines» sont les plus ouvertes aux milieux sociaux moins privilégiés (avec cependant toujours une nette sur-représentation des familles universitaires, d’où proviennent toujours plus de 30% des étudiants).
On estime que le choix des options dans l’enseignement secondaire est d’autant moins conscient et réfléchi qu’il est plus précoce, et surtout qu’il concerne des enfants issus de familles moins informées sur le système scolaire. Autant il est facile de «descendre de section» (vers moins de mathématiques?), autant ces décisions se révèlent souvent définitives. Or, dans les entretiens approfondis, de nombreux étudiants – et particulièrement des filles – ont souligné leur regret d’avoir été réorientés trop tôt, à un moment souvent où ils estiment avoir manqué de suffisamment de maturité.
Au-delà du système scolaire, c’est évidemment tout le système éducatif et culturel qui véhicule idées toutes faites, stéréotypes et préjugés marqués par le genre: camions aux petits garçons et poupées aux filles, ou encore images du «grand patron», du savant fou ou de l’ingénieur «high tech» face à celles de la secrétaire et de l’infirmière, les exemples sont innombrables. Par delà les choix individuels d’études inspirés par les aspirations, les sensibilités, les histoires personnelles, et même s’ils sont forcément marqués par les prégnances culturelles, les enjeux familiaux et les mécanismes scolaires, les choix des filles sont aussi déterminés par leurs perspectives de carrière. Or, cette recherche a montré, une fois de plus qu’il règne parmi les jeunes, leurs familles, leurs conseillers une réelle méconnaissance de la réalité des débouchés et des métiers. Trop souvent on associe encore à tort l’image de l’ingénieur à l’exercice de la profession sur des chantiers industriels alors que les ingénieurs travaillent en majorité dans des bureaux d’études et on imagine encore, à tort, que les mathématiques conduisent à devenir professeur dans l’enseignement secondaire alors que la majorité des mathématiciens travaillent dans des banques, des sociétés d’assurance etc..
Divers témoignages indiquent que les décisions de réorientation ne sont pas toujours pesées sur la même balance, selon qu’il s’agisse de filles ou de garçons: les parents et même les enseignants ne suivent-ils pas encore trop souvent l’adage: «Pour une fille, c’est moins grave?». Et la «morale de l’histoire»?
Sans doute pouvons-nous sans risquer de nous tromper, et sans formuler aucune conjecture sur la nature du processus de minorisation, vivement conseiller à tous ceux et celles qui ont charge d’éducation (c’est à dire quasi tout le monde!) de se montrer également exigeant envers chaque enfant, chaque jeune, chaque apprenti: le laxisme et la facilité sont des cadeaux empoisonnés.